Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 mai 1920 7 23 /05 /mai /1920 00:00

Villars, 23 mai 1920

 

Chère Marie,

 

J’ai toujours attendu depuis quelques jours, espérant avoir quelque chose de réconfortant à t’annoncer, comme qui dirait un rayon de jour dans les ténèbres, mais rien !  Nous barbotons en pleine purée !  Et ce qui me chagrine le plus, c’est de ne pouvoir mieux te soutenir dans ta longue épreuve.

 

Mon dernier mandat représentait une pétroleuse que j’ai vendue, et je me demande comment je ferai pour t’envoyer de l’argent.  Car il y a encore ton avocat qu’il faudra payer, quelle que soit l’issue du procès.

A propos, je ne sais rien : Veyrassat ne m’a rien écrit.  Je pense que l’affaire a été renvoyée.  J’ai insisté sur ton incapacité à payer.

 

Enfin, il faut attendre.  La loi de divorce va passer aux chambres italiennes, peut-être G. l’attendra-t-il.  Mais s’il recommence un nouveau procès après celui-là, avec frais à ta charge, ce sera plus que « meulant ».

Cet hurluberlu nous aura, au moins, assez ennuyés.

 

Voilà presque six mois que nous cherchons à emprunter de l’argent pour faire face à la situation, mais toutes les banques nous refusent.  On a pourtant taxé ma maison à 80.000f au cadastre et 7.000f taxe vénale.  J’offre donc une garantie nette de 50.000f plus le mobilier.  Henri garantit 12.000 et sur ces 60.000fr au bas mot, on me refuse 2.000f.

Le Crédit Foncier a menacé Henri de poursuites.  Il a fallu vite envoyer 200f à compte pour leur boucler le bec.

 

Et comment faire pour reprendre les affaires ?  Il faut des marchandises, payer les patentes et enfin remettre en train.

J’avais espéré qu’Henri reprendrait des pensionnaires, car mes chambres sont si jolies avec tout ce que nous y avons fait, mais si nous ne trouvons pas d’argent, il me faudra faire une vente de meubles, car si Henri ne peut pas payer ses intérêts et moi les miens, on peut nous saisir nos immeubles les vendre à vil frise (en ce cas, les caisses hypothécaires font racheter en sous-main) et le pauvre débiteur exproprié est réduit à la misère.

Dans ces conjectures, il me faut toute mon énergie et mon savoir-faire pour nous tirer de là.  Surtout cette année, il n’y aura aucun étranger en Suisse à cause du change.  Ce sera pire, bien pire que pendant la guerre.

Nous avons encore dû nous restreindre, ne pas sortir pour ménager nos restes de vêtements et supprimer le thé de 4 heures.  Mais ne crois pas que je perde courage, c’est un mauvais moment à passer et j’en ai tant passé dans ma vie qu’un de plus ne me fait pas peur.

 

Math et moi nous faisons des matelas et je vais peindre mes lits de sapin pour pouvoir les vendre à un bon prix, s’il faut en passer par là.

Ce qui m’inquiète bien plus c’est ta santé, le moment des vacances qui s’approche,  et que je ne peux pas t’aider comme je le voudrais.  Il me semble toujours que je dois trouver un moyen.  Il le faudra bien.

 

En tous cas, ne te tracasse pas avec ce que je te dis ; je ne t’en aurais pas parlé si je ne devais t’expliquer pourquoi mes envois d’argent sont si maigres.  Hélas ! c’est la faute à Guillaume !

 

Je t’envoie deux photos où ta mère a l’air toute guillerette malgré la dureté des temps.  Any a l’air d’un « Bettlerstudent » et Math d’être dans les 6èmes dessous.  Melle Poutet un peu sorcière…  Au fait, c’est moi qui suis la mieux…

J’ai découvert deux timbres de la Paix que je t’envoie, on n’en trouve plus.

 

J’ai reçu hier le faire part du décès de Mme Gonin, on l’ensevelit aujourd’hui.  Outre cela, la vie est toujours si monotone ici que par moment cela semble insupportable.  Même l'entrée de la Suisse dans la Soc. des Nations qui a mis sens dessus dessous toute la Suisse romande a passé calmement ici.

Tout le monde gémit qu’on s’ennuie, et les figurent s’allongent.

 

Excuse-moi si je change de papier, je n’en ai pas d’autre sous la main.  Du reste, j’ai peu de chose à ajouter, et mes yeux se fatiguent.  J’écris sans lunettes, tu sais, je déteste écrire avec des besicles sur le nez, cela me coupe l’inspiration.

A propos, j’ai découvert à la pharm. Engelmann un collyre Nobel qui est merveilleux.  Cela ne guérit pas mais cela ôte toute l’inflammation, c’est un vrai soulagement.

 

Alors, Jack est de nouveau sortie de sa Box ?  Ce que F. aurait de mieux à faire c’est de divorcer aussitôt que la loi aura passé en Italie.  Sans doute, il devra toujours payer une pension, mais au moins elle n’aura plus aucun droit sur lui.  Quelle benêt, aller s’encombrer d’une pareille folle, et par surcroît, avoir un enfant !

 

Avec ces charges, comment te venir en aide ?  Cela me met hors de moi d’y penser.

 

Comment va Madelon avec ses maux d’estomac ?  Peut-elle au moins donner un certain nombre de leçons ?  Embrasse la bien pour moi et la vaillante Denise aussi.

Any est très bien tombée à Yverdon, on est bon pour elle.  Si au moins elle pouvait apprendre un peu l’économie et ne pas s’acheter des bas de soies qu’elle jette loin pour ne pas les raccommoder.  Elle sait pourtant que c’est une nécessité d’économiser par le temps qui court.

 

Que te dit ton docteur ces temps ?  Te sens-tu vraiment un peu mieux ?  Je pense que ton état ne redeviendra normal qu’après la crise d’âge.  Tu seras alors probablement mieux qu’auparavant.

Enfin, courage ma pauvre chère Marie, il s’agit de faire face à tout sans défaillance.  Je trouverai bien un moyen de te venir en aide ; je ne dis pas tout de suite, mais le plus tôt que je pourrai.

Quand j’aurai pu vendre quelques meubles, cela me mettra un peu au large.

 

Adieu ma chérie, je t’embrasse de tout cœur.

Et encore une fois courage.

 

 

                                                        Maman

 

Lance-moi une carte pour me donner de tes nouvelles.

Nous attendons demain une locataire qui viendra voir un magasin qu’H. a fabriqué dans la véranda.  C’est lui et Math. qui ont placé la menuiserie.

                                                                          

Partager cet article
Repost0

commentaires