Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 juin 1919 3 18 /06 /juin /1919 00:00

Villars, 18 juin 1919

 

Chère Marie,

 

J’ai tant de choses à te dire que je ne puis attendre de te les communiquer.

D’autant plus que les lettres mettent un temps.

Ce matin, j’ai reçu ta lettre du 12 juin et carte du 18.  Elles mettent moins de temps pour venir de Belgique que pour y aller.  Il y a quelques jours, je t’ai adressé une lettre chez Mme Van Molle, car je supposais que ta boîte aux lettres n’était pas sûre : je t’ai écrit si souvent sans que tu reçoives rien.

 

Nous avons de la chance d’avoir un parent conseiller national, sans cela, tu ne recevrais pas souvent ton passeport !  Je viens d’envoyer la demande à l’Office des Etrangers à Berne.  C’est Ed. lui-même qui la portera avec pressante recommandation.  De même, quand tu retourneras à Bruxelles, tu pourras facilement emporter la literie et ce qui te sera nécessaire etc.  Ed. te facilitera, d’autant qu’il est au mieux avec le Ministre de Belgique à Berne.

 

Autre nouvelle : Henri a vu Mr. G. à Vevey.  Il a l’intention de se faire naturaliser afin d’obtenir le divorce, après 17 ans de séparation, il n’y aura pas besoin de remuer de vieilles histoires.  Quoique cela arrive bien tard, je pense que tu n’en seras pas fâchée.

Maintenant, il aurait l’intention de demander la nullité du mariage de Freddy.  C’est facile, F. ayant contracté son mariage sans autorisation paternelle.  Cela solutionnerait bien des choses et te libèrerait.  Mr. G. estime que ce n’est pas à toi à supporter les conséquences de la sottise de F.  Henri l’a trouvé très raisonnable.  Il a appris à Henri la mort de Benjamino qui s’est jeté par la fenêtre à Nice pendant une grippe compliquée de pleurésie purulente.

 

Ce matin (j’ai reçu 8 lettres !) Cyla m’écrit de New York qu’elle t’a expédié un colis de vêtements de bébé, mais si « Jack in the box » est si difficile pour ses vêtements, elle ne s’en contentera peut-être pas ?  En ce cas, tu trouveras sûrement une maman moins exigeante.

Cyla me dit qu’elle a mis un peu de toile de coton pour toi dans le paquet et aussi un peu de thé, mais elle me demande si c’est ridicule.  Cette bonne Cyla n’a pas à se gêner.  Dans les temps où nous vivons, il n’y a aucune marque de solidarité ridicule !  Si le coton te parvient, cela sera comme marée en Carême !

On peut envoyer d’Amérique en Belgique, mais pas en Suisse.  Tu peux rassurer les Belges : on ne meurt pas de faim en Suisse, seulement tout est très cher, surtout la viande et les produits de laiterie sont rares.

Je pourrais t’en dire long et te parler de nos rages, mais à quoi bon ?  On a vu partout des accapareurs et des profiteurs.

 

Je suis fort inquiète de savoir comment tu te débarrasseras des exigences de ton propriétaire.  Et quand tu viendras, laisseras-tu Jack reine et maîtresse chez toi ?  Elle est dans le cas de déménager les meubles en ton absence.

Prends tes sûretés.  Recommande à F. de conserver les lettres de menaces qu’il reçoit, ce sera des arguments en cas de procès en dissolution de mariage.

Coûte que coûte il s’agit de se débarrasser de cette créature malfaisante.  Du reste, tu ne lui dois rien.

 

Dis-moi au plus tôt à peu près à quelle date tu penses venir, afin que je puisse l’indiquer à Berne si c’est nécessaire.

 

Henri n’a encore rien trouvé, il est dans un souci extrême.  Pour s’établir ailleurs, il lui faudrait des fonds et il n’en a pas.  S’il n’avait pas loué sa maison, la Soc. De Consommation la lui aurait achetée.

 

Il faut que je m’arrête, vu mes yeux.  Remarque, au début de ma lettre, je n’ai pas vu que mon papier allait plus loin, ma vue baisse, baisse. Enfin !

L’encre mauve est dans un des nombreux encriers laissés chez moi par les officiers belges.  J’ai du reste renversé hier un encrier d’encre bleue sur un tapis de table.  Moi qui déteste les taches d’encre !  Mais j’ai pu le détacher, en y mettant le temps.  Je fais tant de sortes d’ouvrage.  En venant, apporte des choses à réparer, je t’aiderai, il y a des jours où je vois encore assez bien.

 

19 juin

J’ai eu ce matin la visite de Mme Quessin ( ?) de Bruxelles, qui m’apportait les salutations de Freddy.  Nous avons naturellement beaucoup parlé de la Belgique où elle va retourner.  Elle avait pu assez rapidement avoir son passeport, grâce à de hautes protections.  Je m’attends donc à recevoir pour toi l’autorisation de venir en Suisse, mais je ne voudrais pas que le papier s’égare, donc je l’adresserai à Monsieur Glardon qui te le fera parvenir.  Avec cela, tu pourras partir quand tu voudras.

 

Mr. G. a parlé à Henri de Madeleine qui est, paraît-il, forte et robuste.  Il compte toujours pour elle sur l’héritage de Camille.  Ce sera un héritage qui, s’il lui parvient, sera chèrement acheté.  Enfin !  On devient fataliste, et l’on se dit que, soit que l’on passe sa vie d’une manière, soit d’une autre, les chagrins ne vous manquent jamais.  Chacun a son lot, comme pour les colis d’Amérique ; heureux encore quand il y a quelque chose d’utilisable !

 

Le temps est chaud et orageux, tu dois en souffrir à Bruxelles ; je me souviens du printemps 1914.  Henri dit qu’en plaine on suffoque et Eugénie m’écrit qu’elle n’en peut plus.  Pourvu que rien ne t’empêche de venir.  On est tellement habitués aux catastrophes qu’on les attend presque et, du reste, il faut s’attendre à tout.

 

Quand tu viendras, ne prends que le strict nécessaire ; il y a une légère baisse sur les cotons, et nous te ferons 2 ou 3 chemises.  Tu pourras aussi emporter des draps de lit et du nappage, car j’en ai assez pour t’en donner, avec coussins, duvets et matelas et couvertures laine.

 

Il faut que je m’arrête afin de me ménager la possibilité de raccommoder des bas pendant que j’y vois assez.  J’aurais tant de choses à faire mais, bon gré, mal gré, je dois faire la journée des socialistes la plus courte possible.  Pauvres gens qui ne savent pas encore que le travail est la suprême consolation.  Surtout qu’ils sont bien payés à présent.

C’est quand les facultés baissent qu’on comprend la valeur morale et sociale du travail.  Enfin, espérons qu’ils le comprendront.

 

A propos : ton ex-mari croit au progrès de l’humanité et au perfectionnement moral des peuples !!  Après cela, tirons l’échelle.

 

Je te dis adieu pour cette fois, espérant que cette lettre te parviendra.

 

Amitiés à Denise de nous tous.  Je t’embrasse de tout cœur.

 

 

                                                        ta maman

                                                      E. Versel

Partager cet article
Repost0

commentaires