Villars, 17 septembre 1920
Chère Marie,
J’ai annoncé à M. Veyrassat l’assist. judic. que tu as obtenue. Il me répond que Me Bovay est un avocat très capable et très consciencieux. L’assist. judic. ne déploie pas ses effets rétrospectivement (dommage) en sorte qu’il faut payer le tribunal, le greffier et l’avocat (ta part). S’il reste quelque chose sur le billet de 100fr envoyé à V, je te l’enverrai, car j’ai passé cette somme par profits et pertes. En attendant, je t’enverrai aujourd’hui ou demain un petit mandat de f.25, le change est bas, cela te fera en tous cas 51fr.
Je me suis mise à la disposition de M. Bovay pour tous renseignements mais il recevra de Veyrassat toutes les pièces du dossier, y compris mon résumé ce qui le mettra au courant. S’il le faut, j’irai à Lausanne.
Avant d’aller plus loin, j’ai attiré l’attention de M. Bovay sur quelques points qu’il éclaircira. Voici en substance :
« 1°- G. a-t-il obtenu sa naturalisation suisse, en ce cas, comment n’en as-tu pas été informée.
2°- Si non, comment le Trib. de Vevey peut-il entrer en matière sur une demande de divorce faite par un sujet italien, pays où le divorce n’est pas admis ?
3°- L’Italie a-t-elle avec la Suisse un traité reconnaissant la jurisprudence de la Suisse en matière de divorce : il existe dans la loi fédérale un art. 7.h. qui réclame la preuve que les tribunaux étrangers reconnaîtront le jugement suisse.
4°- En raison de ce qui précède, le divorce n’est pas passible et serait, en tous cas, frappé de nullité par l’Italie. N’y aurait-il pas lieu, pour éviter un procès inutile, de faire déclarer le Trib. de Vevey incompétent ?
Non que Mme G. se refuse au divorce, au contraire, mais si ce procès n’avait aucun aboutissement passible, il conviendrait de l’éviter. »
Il y a eu des cas où le divorce prononcé en Suisse n’a pas été admis par la France, malgré le traité existant. Alors, s’il n’y a pas de traité avec l’Italie, le divorce est impossible.
Sans doute, au point de vue financier, cela te serait égal, puisque tu n’as rien à payer. Mais il y a le procès, avec l’étalage des griefs du sieur Ghigo, et si le procès est annulé par l’Italie, cela ne sert qu’à nous embêter. Je suppose que G. sait à quoi s’en tenir, mais, dans le but de ne pas être inquiété au sujet de son ménage irrégulier, il veut prouver qu’il a fait son possible pour se débarrasser d’une épouse coupable pour en épouser une meilleure. Il paraît qu’il s’attend à ce que tu t’opposes au divorce et doit être déjà d’une belle rage en voyant le procès renvoyé et le Pro Deo accordé !
Si le Trib. de Vevey est déclaré incompétent, il faudra qu’il abandonne l’affaire ou qu’il t’attaque devant les trib. italiens. Cela va lui coûter une somme folle et traîner encore longtemps, surtout à présente que l’Italie est en révolution. On verra ce que Bovay dira de cela.
Il est évident que si tu veux laisser le procès suivre son cours, il le suivra. Mais si G. n’est pas Suisse, c’est une affaire inutile.
Nous sommes toujours dans nos embarras financiers. La Banque cantonale veut être remboursée de 7000fr au 30 de ce mois. Où les prendre ? Tout ce qu’H. peut faire, c’est de lancer un gâteau à Cerbère sous forme de qques centaines de fr. en attendant qu’il vende sa maison. Il a des offres, mais la Banque acceptera-t-elle ?
C’est pour cela que je t’envoie si peu d’argent, car il faut toujours s’attendre à quelque catastrophe et il faut vivre. Qui sait si je pourrai aller à Brx. cet automne.
Alors le pauvre petit Malou compte sur moi pour vous remonter le moral ? Hélas ! elle n’est pas la seule. Mme Schwerzmann m’écrit des lettres lamentables, pourtant elle est moins à plaindre que nous tous. Et la pauvre Cyla, qui a débarqué du pays des dollars croyant trouver une Suisse en pleine prospérité ! Elle ne trouve de situation nulle part : ses amis qui, à distance, étaient charmants, se tiennent sur la réserve, ayant peur qu’elle ne leur tombe sur le dos. Ses frères pour lesquels elle est revenue en Europe font les récalcitrants pour se mettre en ménage avec elle. Enfin, elle a fait une chûte profonde et ne peut réaliser que sa patrie la repousse. Elle me demande conseils et consolations. Pauvre Cyla, elle avait tant d’illusions.
Cela me navre si je ne puis aller à Brux. Je crois en effet que je ne serais point inutile, si mes forces se maintiennent ce qu’elles sont. Je fais joliment de besogne et puis, si j’ai parfois des défaillances morales, je tâche qu’on ne s’en aperçoive pas trop, car les autres, qui sont en pleine tourmente, ont besoin de voir un peu de sérénité autour d’eux.
Si au moins les baux de mes locataires étaient renouvelables à présent, cela me donnerait une jolie somme car je les augmente tous, mais c’est pour le 1° juin seulement. C’est qu’il ne s’agit pas d’être une charge pour ton ménage, au contraire.
Je ne peux m’empêcher de ronchonner quand je vois la Suisse jeter des millions pour entretenir des enfants Boches, et que les Suisses ne trouvent aucune aide.
Si la Banque est intraitable, Henri se trouvera sur le pavé, et le chômage règne partout, et voici venir l’hiver…
Toutefois, il s’agit de ne pas perdre la tramontane. Peut-être que quelque aubaine inattendue me permettra de te donner une aide plus efficace.
La pauvre Nison est sans doute trop fatiguée à l’hôpital. Dis-lui de résister autant que possible à ses nerfs. Peut-elle se promener au grand air ? Pauvre petiote, elle a été si courageuse. Il n’y a pas à dire, les femmes dans notre famille ont vaillamment combattu avec des armes de second choix !
Mais dis-lui de se remonter à force de volonté, et à Madelon aussi. La pauvre bouèbe qui ne savait rien des soucis d’argent !
Enfin, nous allons faire comme les fourmis quand elles ont à porter un trop gros brin de paille : on se mettra à plusieurs.
Je vais faire l’impossible pour trouver moyen de t’aider, car je m’inquiète en pensant que tu veux reprendre tes leçons !! Si au moins nous pouvons passer l’hiver sans trop de souffrances, cela ira mieux au printemps.
Peut-être tirerais-je en Janvier des honoraires pour notre littérature (y compris le « Monégasque »).
Enfin, ne nous décourageons pas et cherchons la porte de sortie.
Ne te fatigue pas à m’écrire, une carte suffira, à moins que tu ne me parles du procès. N’écris à Bovay que le strict nécessaire pour ne pas te fatiguer, car il a mon mémoire qui est assez complet, et puis, je le renseignerai.
A bientôt mieux. Je vais me reposer un peu les yeux et après midi je redoublerai ma jaquette de « chez Wilson » qui arrive à point pour passer l’hiver. Mais on m’a demandé 8fr !! pour laver ce costume ! C’est affreux !
Ma foi, si je vais à Brux, je ne serai pas tant bien mise, mais je « raserai les murs » quand je sortirai de jour. A Villars, il n’y a pas besoin de toilettes, tout va.
Ma pauvre ! Dieu sait comment vous êtes habillées ! Enfin ! il faut prendre son parti de la misère, ce n’est pas notre faute. Si au moins je pouvais mieux t’aider !
Je vous embrasse chaudement toutes les trois, en espérant, et en voulant, que cela aille mieux sur toute la ligne.
Maman