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8 septembre 1915 3 08 /09 /septembre /1915 01:00

28 Eugenie SteinmetzVillars, 8 septembre 1915

 

Chère Marie,

 

J’ai reçu ta lettre ce matin, ce qui fait que j’ai pu être de cœur avec vous le jour du mariage de Freddy !  Cela me fait un drôle d’effet d’avoir un petit-fils marié.  Je me demande comment vous allez vous arranger dans ton appartement où les pièces ne sont pas indépendantes.  Et je me demande aussi quelle figure fera le « petit » en homme marié.  Ce sera un ménage de poupée.

Je voudrais bien écrire une lettre à ma nouvelle petite-fille, mais je suis en ce moment très fatiguée.  Figure-toi que je viens du Col de Soud d’où je voulais rapporter une gerbe de marguerites, mais la gerbe n’est pas grosse, la neige de ces jours derniers les a toutes gâtées et… le « chef de gare » a mangé la grosse part.  Je m’explique.

Je montais dans le train en compagnie du colonel Castan qui allait à Bretaye.  Naturellement, la gare du Col de Soud est fermée et on a arrêté le train pour moi.  Le colonel me désigne alors un superbe cochon roux qui se prélassait sur le trottoir.  « Le chef de gare » présente-t-il.

Hé, lui dis-je, il a oublié sa casquette !  Et le wagon est reparti au milieu de l’hilarité, me laissant en tête à tête avec le « chef de gare ».  C’est alors que j’ai constaté qu’il broutait effrontément les marguerites et les menthes.

De plus, il me poursuivait de ses grognements, ce qui n’avait rien de musical.

Cela m’a un peu gâté le spectacle des montagnes qui était pourtant superbe.

 

Ces journées de septembre sont bien belles et les clochettes des troupeaux sont vraiment un heureux complément du paysage.

Le 8 septembre (j’y reviens) sera une date familiale, non seulement par le mariage de Freddy, mais aujourd’hui on inaugure sur la promenade de Nyon, le monument élevé à notre cousin Edouard Rod.  Comme sa plus proche parente, à part ses enfants, j’aurais dû y aller peut-être, mais je n’étais pas en train.  Il doit y avoir eu un [chant/haut] des écoles, des discours, une délégation de Paris.  Je pense que les journaux seront pleins de compte-rendus.

 

T’ai-je écrit depuis que j’ai eu une lettre de mon grand blessé ?  Pauvre garçon !  Deux fois blessé il y a des mois.  Il a une balle dans la tête qu’on n’a pu extraire et la conséquence, le bras gauche paralysé.  Il me prie gentiement de lui écrire quelques fois, sans doute il s’ennuie depuis bientôt une année dans les hôpitaux.  Je lui ai écrit une longue lettre et lui ai envoyé des chocolats fins et des cigarettes.  Je ne sais pas grand-chose de lui, mais il écrit bien et d’une jolie écriture, et puis ma lettre paraît lui avoir fait plaisir.

 

Quant au filleul d’Eugénie, très reconnaissant, il la charge de m’embrasser de sa part.  C’est très joli car il pouvait difficilement embrasser sa marraine, tandis que la grand-mère…  J’aurai bientôt une foule de petits-enfants de tous âges un peu partout.

 

J’ai manqué la visite de Mme Gl. cet après-midi,  mais elle reviendra avec son mari.  Elle reste à Gryon jusqu’au 20, puis elle retournera à Yverdon et son mari rentrera à Bruxelles.

 

J’ai salué belle-maman de ta part.  Elle a eu ces jours des visites qui lui ont fait grand plaisir.  Du reste elle va bien et profite des derniers beaux jours pour se promener sur les montagnes avant de rentrer en ville.

Maud est beaucoup plus gentille que je ne pensais, je suis sûre que cela ira toujours mieux avec elle.

As-tu reçu une lettre de l’oncle Pierre ?  Je vais lui écrire un de ces jours.  Mes yeux ne vont pas trop mal, ne t’en fais aucun souci.  Sans doute il restera toujours une faiblesse, mais on n’y voit rien du tout et je t’écris sans lunettes.  J’aurais tort de me plaindre.

 

Tu diras à Jeanne que j’ai beau avoir envie d’aller à Bruxelles, il est douteux que j’y aille cette année.  Il me faut d’abord chercher à louer ma maison, ce qui n’est pas facile en temps de guerre.  Puis, quand j’irai, ce ne sera pas en visite, ce sera pour m’y fixer auprès de toi, si toutefois tu me veux, car les longs voyages ne sont plus le fait d’une septuagénaire comme moi.

 

Il faut que je m’arrête, je suis fatiguée.  A bientôt.

 

 

9 Septembre

Je n’ai rien de nouveau à te dire d’ici, mais j’ai reçu des nouvelles de Melle Sch.  Comme le disait l’oncle Pierre, les médecins l’autorisent à quitter la chambre.  Sans doute, ses premières promenades seront très limitées, mais peu à peu elle en viendra à de plus longues courses, et si elle ne fait pas d’imprudences, elle sera en forme avant l’hiver.  En somme, elle ne va pas mal et ses forces reviennent, elle a aussi meilleur appétit.

En revanche, notre pauvre Annie est toujours patraque.  Elle est au lit aujourd’hui.  Il faudra absolument une cure aux Bains de Lavay au printemps, cela lui purifiera le sang et la fortifiera.  Dr Decker ordonne tout l’hiver l’huile de foi de morue, mais son estomac la supportera-t-elle ?

Eugénie m’écrit toujours qu’elle se sent paresseuse.  Je ne suis pas rassurée à cause de sa poitrine délicate, car le climat de Nyon est assez rude.

 

A propos de Nyon, la cérémonie d’hier était réussie, quoique simple en raison des circonstances.  Le président de la société des Gens de lettres, la Presse, quelques parisiens, divers gros bonnets du gouvernement etc. etc.  Et voilà le médaillon de notre cousin encadré dans les murs romains de la Promenade, face au Mont-Blanc.  Ce que c’est que d’être illustre.  Edouard Rod s’est pourtant assez raillé de ses combourgeois dans le temps, mais ils le lui ont pardonné.

Tout s’oublie, ou plutôt presque tout s’oublie.  N’est-ce pas ?

Je ne m’étonne pas trop des procédés des « Bonnes mères » et autres cléricailles.  Je me demande quelquefois si la Belgique continuera, comme par le passé, à être inféodée à la catholicité.

Si j’étais catholique, Benoît aurait le pouvoir de me dégoûter de la religion.

Pour moi, il est l’incarnation de la vanité satisfaite et égoïste, sans aucune générosité.  Les défauts et les travers des hommes paraissent plus en relief dans les grandes époques.

En somme, il y a peu de grands hommes actuellement.  Le seul que je puisse admirer est celui dont j’ai mis le portrait en face de mon lit.  Je te laisse deviner le nom du héros.  Pauvre héros !

Te souviens-tu, quand nous avions mis sur ses épaules la tête découpée dans le programme de l’Exposition du Zwanz ?  C’est la dernière fois que nous avons ri ensemble.  A propos : le pauvre est-il encore sur la cheminée de la chambre à manger ?  Je suppose que non.  Il me semble qu’il y a des années depuis cet accès de gaieté.

 

Mme Carton de Wiart vient de traverser la Suisse.  A Bâle, on l’a abondamment fleurie, ce qui, dit-on, lui a fait plaisir.

 

Je vais terminer en envoyant mes baisers affectueux aux jeunes époux et aussi à Denise.

Mes sallutations à Mme de Cort et à Marie.

Salue aussi mon cher Bruxelles que je voudrais bien revoir.  Je te quitte pour écrire à Eug.  Elle s’occupe beaucoup d’une collègue tombée dans la gêne avec six enfants, deux séparations et des dettes.  Nous allons voir ce qu’on peut faire et rassembler pour lui aider un peu.

 

Adieu encore et bons baisers de ta Maman.

 

                                                        E. Versel

 

 

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